La Chine embarrassée par son protégé cambodgien

Quand le vassal met en péril les intérêts de l’empire : Parmi les nombreux paradoxes qui traversent la diplomatie asiatique, rares sont ceux aussi éloquents que celui auquel fait face Pékin ces dernières semaines. Alors que la Chine cherche à consolider son influence régionale dans le cadre de sa stratégie indo-pacifique, elle se trouve confrontée aux initiatives brouillonnes, et de plus en plus nuisibles, de son allié de toujours : le Cambodge.
La multiplication des tensions entre Phnom Penh et Bangkok depuis la fin du mois de mai 2025 – sur fond de différend frontalier, d’escaramouches militaires et de représailles économiques – met Pékin dans une posture inconfortable. D’un côté, le régime de Hun Sen, désormais relayé par son fils mais toujours piloté en coulisse par l’ancien Premier ministre, demeure l’un des relais les plus fidèles de la Chine dans la région. De l’autre, l’instabilité provoquée par les provocations cambodgiennes heurte de plein fouet les intérêts économiques, sécuritaires et diplomatiques de Pékin.
La suspension de Paetongtarn Shinawatra est d’ailleurs largement perçue comme le résultat d’une offensive diplomatique savamment orchestrée par Phnom Penh. Une offensive au bénéfice des réseaux de Hun Sen, mais moins du Cambodge, dont une grande partie de la croissance est tirée par le haut par les investissements et les flux touristiques qui passent par la Thaïlande.
Un allié devenu embarrassant
Depuis plus d’une décennie, le Cambodge s’est mué en poste avancé du soft power chinois en Asie du Sud-Est. Des infrastructures massives construites dans le cadre des « Nouvelles routes de la soie », un soutien militaire assumé, une coopération policière étroite : tout ou presque lie les deux régimes. Hun Sen a reçu, au fil des ans, les faveurs d’une diplomatie chinoise pragmatique, peu regardante sur la corruption, les dérives autoritaires et les atteintes aux libertés fondamentales.
Mais cette loyauté a un prix. En s’autorisant, depuis le printemps, à défier ouvertement la Thaïlande dans une logique de confrontation permanente, Hun Sen met en péril la stabilité d’une zone cruciale pour les intérêts commerciaux chinois. Les escarmouches à la frontière, les décisions unilatérales de retrait des négociations bilatérales, et les tensions autour des casinos transfrontaliers ont entraîné une brusque montée des crispations diplomatiques, allant jusqu’à l’intervention des cours internationales. Une dynamique qui va à rebours de la prudente diplomatie régionale de Pékin.
Pékin cherche à éteindre l’incendie
Selon plusieurs sources diplomatiques régionales, la Chine aurait discrètement exhorté le Cambodge à faire preuve de retenue. Car cette crise frontalière, bien qu’initiée par Phnom Penh, menace de provoquer un rééquilibrage géopolitique dans la région. En forçant la Thaïlande à se défendre diplomatiquement, le Cambodge pourrait bien ouvrir une brèche dans laquelle s’engouffreraient les puissances occidentales – notamment les États-Unis et la France – désireuses de renforcer leur ancrage dans l’Asie du Sud-Est.
Un scénario que Pékin redoute. Officiellement, la Chine maintient un discours de neutralité bienveillante, appelant à la désescalade. Officieusement, elle observe avec agacement l’imprévisibilité croissante d’un partenaire jadis docile. Dans cette région où tout déséquilibre peut avoir des effets d’entraînement, la diplomatie chinoise ne peut se permettre une guerre larvée entre deux États frontaliers, aux économies interdépendantes.
Le jeu trouble de Hun Sen
Le plus inquiétant, du point de vue chinois, reste la difficulté croissante à contrôler les initiatives de Hun Sen. L’ancien Premier ministre cambodgien, officiellement retraité mais toujours omniprésent, semble instrumentaliser les tensions frontalières à des fins internes – économiques et politiques. De nombreux observateurs soulignent que certaines zones contestées servent de refuge à des activités illégales, allant du blanchiment d’argent aux arnaques en ligne, en passant par le trafic d’êtres humains. Autant d’activités qui prospèrent dans les interstices de la souveraineté, loin du regard des instances internationales.
À force de laisser son protégé multiplier les provocations, Pékin risque de voir sa propre crédibilité régionale s’éroder. L’instabilité, si elle se prolonge, pourrait pousser la Thaïlande à intensifier ses coopérations avec d’autres acteurs stratégiques – Washington, Tokyo, voire Paris – qui cherchent depuis des années à freiner l’expansion de l’influence chinoise.
Une ligne de crête pour la Chine
La question qui se pose désormais à Pékin est simple : jusqu’où tolérer les excès de Phnom Penh sans compromettre ses propres intérêts ? Si la Chine ne veut pas perdre la main en Asie du Sud-Est, elle devra, tôt ou tard, imposer à ses alliés les limites d’un ordre régional qu’elle prétend incarner. À commencer par le Cambodge, dont le rôle de trublion pourrait bien finir par coûter cher à son protecteur.




